Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? / Winterson

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Etrange question, à laquelle Jeanette Winterson répond en menant une existence en forme de combat. Dès l’enfance il faut lutter : contre une mère adoptive sévère, qui s’aime peu et ne sait pas aimer. Contre les diktats religieux ou sociaux. Et pour trouver sa voie.

Voilà un livre bien singulier à mi-chemin entre l’autobiographie et l’essai littéraire. Une forme de baume pour l’auteur qui revient sur les nombreuses blessures accumulées depuis l’enfance et dont la succession semblait ne jamais vouloir s’enrayer. Une manière pour Jeanette Winterson de prendre de la hauteur et de revenir sur les circonstances d’une enfance atypique à un moment où sa carrière d’écrivain n’a pas attendu qu’elle ait terminé sa quête d’identité pour exploser.

En 1985, alors que Winterson n’a qu’une vingtaine d’années c’est son roman Les oranges ne sont pas les seuls fruits qui la propulse vers les hautes sphères des écrivains en vogue. L’enfance difficile dans le nord industriel du Royaume Uni, dans une famille où la seule lecture autorisée est celle de la Bible semble bien loin. Et pourtant c’est déjà sur les souvenirs douloureux de sa propre enfance d’adoptée que Winterson crée l’ambiguité avec ce premier roman. Où sont les limites de ce qu’elle a réellement vécu ? Son personnage principal qui porte le même prénom qu’elle est-il elle-même ? Ces premiers pas de l’auteur dans la littérature ne sont pas sans rappeler ceux d’un certain Edouard Louis ou Eddy Bellegueule. On y retrouve les mêmes thèmes de la pauvreté, du déclassement social, de la différence, de l’homosexualité et aussi de la littérature qui sauve.

J’ai eu besoin des mots parce que les familles malheureuses sont des conspirations du silence. On ne pardonne jamais à celui qui brise l’omerta. Lui ou elle doit apprendre à se pardonner.

Pourquoi être heureux quand on peut être normal est le récit d’une quête personnelle. La quête de soi par rapport à un univers extérieur contraignant qui semble étaler sous les yeux impuissants de l’auteur une voie toute tracée : celle de l’usine ou d’un travail abrutissant dans une région sinistrée, après un parcours scolaire aussi médiocre que poussif. C’est également la quête d’une identité intérieure dans un cheminement jalonné de questions, d’épisodes dépressifs, douloureux, durant lesquels les réponses manquent et les questions abondent.

Car à la source de tout, et au départ de cet essai, il y a la question de l’abandon. Sur les traces refroidies d’une mère qui l’a abandonnée après l’avoir allaitée pendant les six premières semaines de sa vie, avec pour seuls outils les informations éparses distillées par une mère adoptive sournoise et éthérée, Winterson doit lutter pour devenir elle-même. Face à la brutalité aveugle de l’administration, les secrets de famille, comment se construire sans filiation, sans amour ?

L’amour, intimement lié à la littérature et aux livres dans le développement de Winterson, constitue la trame même de l’oeuvre tout en étant le but. La littérature et la poésie, en remèdes, façonnent les phrases pour leur conférer une dimension humaine qui élève l’expérience personnelle de l’auteur au rang de l’Universel.

Cette nuit-là, les étoiles froides ont formé une constellation avec les fragments de mon esprit ravagé.

Cette lecture est la claque inattendue et brutale d’une plongée en eaux glaciales. Elle coupe le souffle et laisse pantois. La beauté des mots, la limpidité et la franchise avec lesquelles s’exprime une auteur face à elle-même alors qu’il ne reste plus rien, tout confine au sublime dans cette oeuvre.